mardi 3 avril 2007

La Cigale... et après...3


La faim dans le ventre, la Cigale décida d'aller en ville et laisser son champ d'inspiration pour aller vendre son savoir-faire.
- "Je n'aime pas ce mot : vendre" se dit-elle dans une mélopée languissante.
- "Je n'ai rien contre le commerce et l'argent, après tout, l'argent n'est qu'un outil comme les autres, il suffit de bien l'utiliser, pour faire grandir tous les travailleurs de bonne foi... Oui mais... Oui mais... Oui mais voilà, c'est bien là tout le problème, c'est qu'il y a toujours un mais"
Son ventre lui rappela quelques priorités dans l'existence en gloussant quelque peu d'impatience
- "Ha !... Tu m'énerves toi aussi" s'écria-t-elle contre son ventre
- "Comment est-ce que je peux bien réfléchir avec le ventre vide et mes pauvres membres en coton... et voilà que je parle toute seule maintenant."
Son ventre ne répondit pas et garda un silence lourd de signification mais avec le respect solidaire du binôme embarqué dans la même galère.
Elle se rappela sa jeunesse où elle disait fièrement à qui voulait bien l'entendre :
"La faim stimule les neurones et la pousse à trouver des solutions...
Choses que les ventres pleins ne savent faire."
Ses antennes se rabattirent sur les rebords de son chapeau comme les oreilles d'un chien blasé par son destin.
- "J'en ai maaaarre, ouh que j'en ai maaaarre" sanglota-t-elle dans un style oriental, à la fois pour se plaindre et se réchauffer.
- "Voilà que tout ça me force à réfléchir alors que ce n'est vraiment pas le moment..."
La Cigale s'arrêta de marcher, fronça les sourcils, fit une grimace de chien en colère.
- "Hé toi, mon cerveau, tu ne peux pas me lâcher un peu aussi ?
Tu m'emmènes dans des paradoxes qui ne valent pas un sou entre mon cerveau et mon ventre, pour savoir qui commande et qui travaille le mieux...
Mettez-vous d'accord et lâchez-moi les baskes une fois pour toute! Sinon, je vous préviens, on est foutu tous les trois. N'oubliez pas que l'on a besoin de toute notre énergie pour jouer sur le marché, et au cas où vous l'auriez oublié, il y a encore une trotte à faire."
Une fois son discours balancé comme ça à tue-tête et croyant avoir trouvé tous les arguments pour moucher ses deux collocataires, son visage se figea de stupeur en se remémorrant un petit détail qu'elle chuchota sans l'ombre d'une mélodie.
- "Des... paradoxes... qui... ne... me valent... pas un sou..."
...
- "Voilà que je parle comme la Fourmi maintenant !..."
Ses antennes qui avaient repris de la vigueur se ramolirent instantanément. Elle sentit des millions de fourmis lui envahir la cervelle, travaillant sans relâche dans des échanges d'informations et de différentes gestions de son organisme. Avec leurs moeurs si variées et leurs vies en société, avec leurs ouvrières, leur bétail, leurs esclaves, leurs autoroutes et leurs couloirs interminables qui vous donnent des cauchemars, tout à fait kafkaïen, leurs colonies, leurs réseaux aériens, leurs femelles et leurs nuits de noces, leurs langages et leurs nids, leurs habitations, leurs enfants à élever, leurs animaux domestiques et leur travail de concert pour arriver à un but déterminé. Mais aussi leurs soldats et leurs guerres jusqu'à asservir d'autres populations sous leur joug.
Jusqu'à ce qu'une énorme explosion vienne envahir tous les champs de ses pensées.
- "Assez !..." cria la Cigale
- "Laissez-moi tranquille..."
Son cri lui revint en écho par les collines avoisinantes jusqu'à ce que le doux murmure de la forêt et de l'hiver reprenne sa routine. Elle resta ainsi suspendue à ce silence, savourant à nouveau une certaine tranquilité de l'esprit. Elle ses racla la gorge pour improviser un chant et puis se ravisa. Ce n'était vraiment pas le moment de s'oublier en chantant des hymnes à la nature et aux vertus du silence. Après tout, comment honorer le silence que par un silence...
- "Mouais..." et elle se mit à fredonner malgré elle cette chanson de Simon and Garfunkel.
- "Because it's the sound... of silence..."
...
- "Ha non ! Je ne vais pas remettre ça à nouveau. Silence. Pas silence. En route. J'ai du travail qui m'attend, et le ventre vide de surcroît."
Elle reprit son baluchon laissé au sol le temps de ses intempéries psychologiques, contenant ses maigres affaires, son flûtiau et ses stylos, son livre rencontré sous la neige : Le contrat social, de Rousseau, plus le Discours sur l'inégalité des hommes. Elle attrapa son violon sans archet dans son autre main et se remit en route.
- "Et voilà que mes épaules me font souffrir et que j'en ai plein le dos de répéter et voilà à tout va. Comme si je ne savais que faire que de tristes constatations dans ma vie."
- "Basta !..."
La Cigale posa son attirail sur un rocher qui faisait figure de grosse pierre sur le chemin. Elle s'étira un peu et se détendit les épaules, parut repartir dans une méditation profonde en donnant à chaque main l'attitude d'un plateau de balance.
- "Ce que c'est lourd la culture" se dit-elle ou dit-elle à son sac, sur un ton parfaitement ironique. Elle se décrispa encore un peu en essayant de se masser le dos et ses ailes endolories.
- "Il va falloir que je fasse du lest ou je n'y arriverai pas."
Cette idée la tourmenta à nouveau. Elle avait même pu oublier le froid quelques instants mais celui-ci était bien coriace et sa prédilection va tout spécialement vers les proies affaiblies. Pour oublier le froid, elle se remit à se parler à voix haute sans complexe.
- "Je ne peux pas abandonner mon violon tout de même..."
Elle prit son baluchon dans la main, le soupesa et le regarda sous toutes ses coutures. Ouvrit ce qui lui semblait paraître une corne d'abondance et prit le gros livre encore un peu humide de Rousseau. Elle s'adressa franchement à son cher trésor.
- "Il va falloir que je te laisse par ici. J'en suis tellement désolée, mais tu es décidement trop lourd pour moi."
Elle regarda encore un peu autour d'elle, en espérant trouver quelqu'un à qui le donner puis elle reprit :
- "J'aurais tellement aimé te comprendre en entier et t'apprivoiser... ou bien est-ce les livres qui nous apprivoisent ?... Ha, mon cher ami, nos chemins vont devoir se séparer et c'est avec un grand regret que je te quitte. Toi tu ne souffres pas autant que moi des affres du vivant. Tu sembles avoir acquis une certaine éternité et tu dois avoir des semblables à toi-même qui véhiculent ton savoir, tes défauts et tes espérances, pour que les générations futures s'abreuvent de ton expérience. Mais moi qui suis-je ? Je n'ai fait que jouer de mes instruments contre vents et marées qui se sont acharnés sur moi. Je ne cherchais qu'à apprendre et trouver le meilleur de moi-mêmen pour pouvoir briller comme une étoile dans les déserts de cette existence. Mais c'est à croire que la nature me fait payer cette arrogance. Bien sûr que j'ai joué pour les étoiles, les arbres et mon voisin de palier, mais qui se souviendra de moi? L'eau à sa mémoire et les plantes également. Je peux même entrevoir que l'univers... se souvient de tout un chacun. Mais je sais maintenant que je suis un piètre Saint François qui aimait chanter sa vie de foi à tous les animaux et toutes les plantes que l'on voit, tout en confiant son sort aux seuls chemins de la providence.
J'y ai goûté à cette richesse du hasard, qui m'a conduit d'Assise jusqu'à la Prophétie des Andes.
La Cigale s'arrêta un peu pour reprendre ses esprits et ne pas s'embaler.
- "A mon corps défendant, j'avance que je suis tombée malade ; des rhumatismes m'ont tourmenté depuis mon tout jeune âge et ma famille, pour plus étrange que cela puisse parâitre... étaient des Fourmis."
Il y eut un moment d'absence dans son univers, comme un grain de poussière dans un engrenage bien huilé. Peut-être une boîte à Pandore qui ne devrait jamais être ouverte, contenant tous les fantômes du passé et d'un avenir cahotique. Elle caressa d'une main frileuse son ami de fortune et revint sur le tranchant de ses idées.
- "J'ai pourtant lutté pour mes rêves, oubliant le cycle des dimanches et des jours de fête, j'ai pour ainsi dire ramé à contre culture pour conquérir ma liberté. Jamais je ne me suis plaint de mon sort plus d'une journée. J'ai longtemps fredonné en mon coeur "Ma Liberté" de Moustaki. J'ai eu mes heures de gloire et mes moments de répit."
Elle secoua ses antennes comme pour revenir à la réalité.
- "Mais je n'peux pas m'étaler devant toi en cette heure si sombre, il me faudrait tout un livre, qui t'égalerait sûrement en poids et en ombres. Les livres restent et les voix s'envolent."
La Cigale déposa son compagnon de voyage sur l'énorme pierre, avec l'élégance d'un geste solennel de qui va poser la première pierre d'une cathédrale, essuya une larme naissante et lui tourna le dos sans se faire attendre, en prenant le reste de ses affaires, puis elle s'écria tout en prenant le large :
- "Mais je garde encore sur moi Ton Discours... Rousseau... tu m'entends ?" cria-t-elle de plus en plus fort, tout en s'éloignant.
- "Et j'éviterai de tomber le nez dans le ruisseau." puis elle disparu vers la ville.
Mais ma foi se butte sur mes désirs et mes besoins de tout expliquer.